Dossier BD : Interviews d'auteurs en collaboration avec "Le Graphivore" François Schuiten |
. | Comment êtes-vous entré à l’atelier BD de Saint-Luc ? Je suis entré à l’atelier de bande dessinée de Saint Luc vers 1975-1976. A l’époque, j’avais déjà publié quelques planches dans Pilote (5 planches dessinées au bic), mais je n’étais pas assez sûr de moi. Mon style narratif manquait de précision. Et puis le fait de rentrer dans une école rassurait mes parents qui n’étaient pas du tout d’accord que je me lance dans ce métier de « saltimbanques », comme on le considérait à l’époque. Cette première école de BD était une innovation. Comment est-ce que vous l’avez vécue ? C’était une aventure tout à fait excitante. La bande dessinée belge, qui avait tenu le haut du pavé jusque là à travers Spirou et Tintin, stagnait. La politique éditoriale était au plagiat des recettes qui avaient fait leurs preuves. Pour faire son trou dans l’une des maisons dominantes, il fallait passer par des récits complets du genre « Les histoires de l’Oncle Paul », et rentrer dans le moule. Nous, les jeunes, ne reniions pas nos maîtres, Franquin, Hergé, Macherot, Tillieux. Mais nous rejetions le système, le couvercle que les éditeurs faisaient peser sur la bande dessinée belge. Franquin lui-même était impliqué dans la création de l’atelier de Saint-Luc… ? C’est vrai. Franquin, qui souffrait de se voir plagié, nous soutenait fermement. Il faut dire qu’il n’a jamais hésité, lui, à changer de style quand il sentait son inspiration se tarir. C’est comme ça qu’il a abandonné le personnage de Spirou, et qu’il s’est lancé dans les Idées Noires ou dans l’aventure du Trombone Illustré. A la même époque, les choses bougeaient considérablement en France… En effet, notre regard était tourné vers la France, qui avait été secouée par l’épopée Pilote, et où fleurissaient des magazines comme l’Echo des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant, et même (A Suivre), magazine « belge » puisque publié par Casterman, mais dont la rédaction était française. L’époque débordait d’une créativité extraordinaire ; il y avait un appel d’air. L’atelier de BD était dirigé par Claude Renard. Quel a été son apport ? Claude n’a peut-être pas fait carrière dans la BD (il s’est tourné vers l’illustration), mais son apport a été considérable, et on ferait bien de le souligner plus souvent. Il a été le mentor de toute une génération. Il nous a fait travailler sur toutes sorte de techniques, le lavis, l’acrylique, le dessin au trait, jusqu’au carton à gratter. On faisait des recherches sur différents supports, sur les couleurs… Et surtout il nous donnait envie ! Il ouvrait les portes, il élargissait l’horizon. En fait, il découvrait en même temps que nous. Il ne donnait pas de cours magistral, mais nous poussait à travailler en atelier. C’est ça, surtout, qui était formidable ! Un groupe, c’est quelque chose d’un peu magique. Ca a formé une synergie, et un groupe d’amis. J’avais transformé ma chambre en atelier, où on se retrouvait, avec Sokal, Swolf, Séraphine, à travailler des nuits entières. Mais tout groupe a un cycle de vie, et certains se sont éloignés de la BD. Malgré tout, trente ans après, il en reste encore quelque chose. Il nous arrive encore de partir en vacances ensemble. Et comment est né le Neuvième Rêve ? Claude nous poussait à toucher à tout ce qui concernait la BD… Jusqu’à l’édition. Nous avons fait le Neuvième Rêve par nos propres moyens, en y allant de nos poches, en tirant les films nous-même. C’était même nous qui le vendions. Et puis nous avons trouvé un éditeur, les Archers, dont nous nous sommes aperçus après coup qu’il publiait également des revues porno et le magazine néo-nazi Signal ! Séraphine, qui tenait le stand à la Foire du livre, a eu quelques surprises devant le public qui venait le visiter… D’où vient le nom du 9ème Rêve ? D’une chanson de John Lennon, « Number 9 Dream » et du nom qu’on a commencé à donner à la BD à l’époque : le 9ème art. Il y avait un style narratif particulier, commun à la majorité des auteurs, quelque part entre Lewis Carroll et Borges… C’est vrai, nous avions beaucoup de références dans le fantastique, dans le surréalisme. On a pu nous reprocher un excès d’esthétisme, un manque de scénarios aussi. Est-ce que, en vous lançant dans la BD d’ « art et essais », vous ne vous êtes pas coupés du public ? C’était un risque à courir. Il faut dire aussi que les créateurs qui nous avaient précédé ne se prenaient pas pour des auteurs, mais plutôt pour des artisans. Le concept d’auteur de BD est né à cette époque, avec Pratt, Tardi… Et nous en avons tous souffert, d’une façon ou d’une autre : un auteur est quelqu’un qui se doit d’avoir un ego très développé… Il y avait des femmes dans votre groupe – chose peu commune dans la BD… C’est à cette époque que les femmes sont entrées dans la BD. Il y avait Séraphine, Jean-Claire Lacroix, Chantal de Spiegeleer, Véronique Goossens… C’était comme un vent de fraîcheur. La BD était (et reste) un monde majoritairement masculin ; par opposition, les filles étaient moins encrassées de stéréotypes que les garçons. Et plus facilement tournées vers l’illustration. Trente ans après, quel est le bilan ? Les ateliers de Saint-Luc ont renouvelé la BD belge. Et c’est extraordinaire de penser qu’en sont sortis à la fois des auteurs plutôt « classiques », Swolf (Durango, Le Prince de la Nuit) ou Philippe Francq (dessinateur de Largo Winch), et des auteurs qui ont renouvelé la BD grand public comme Sokal (Canardo) et Midam (Kid Paddle), Anréas, Berthet. Et enfin, il y a des groupes comme Frémok, L’Employé du Moi ou La Cinquième Couche, qui sont les héritiers du 9ème Rêve, et le fer de lance de l’avant-garde actuelle de la BD. Même Benoît Poelvoorde est passé par là – il était plutôt bon, comme dessinateur. Et comment voyez-vous l’avenir ? La situation des jeunes auteurs est beaucoup plus difficile qu’à nos débuts. C’était encore la période des revues et nous étions payés doublement : lors de la parution dans la revue, et au pourcentage des ventes de l’album. Il ne reste pratiquement plus que la seconde option, aggravée par les impératifs de rentabilité financière à court terme. Mais différents petits villages gaulois résistent, et c’est eux que nous voulons encourager avec la publication de ce sixième 9ème rêve! __________________________________________________________________________ Interview réalisée par Geoffroy d'Ursel Cette interview m'a été aimablement communiquée par l'équipe du site "Le Graphivore" | . | . | Dossier BD Interviews d'auteurs en collaboration avec "Le Graphivore" Auteur(s) concerné(s) Schuiten (François) |
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