Dossier BD : Interviews d'auteurs en collaboration avec "Le Graphivore"
Raoul Cauvin

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Vous êtes arrivé dans la BD par hasard…

Tout à fait. Si on m’avait dit à 18 ans que je serais devenu scénariste, je ne l’aurais pas cru. J’ai obtenu un diplôme d’un métier qui n’existait déjà plus (lithographe publicitaire sur pierre). Après mon service militaire, j’ai cherché du boulot et je me suis fait jeter de toutes les imprimeries. Il fallait bien que je trouve quelque chose. J’ai fait toutes les maisons d’édition : Casterman, Le Lombard, Belvision. Enfin Dupuis a accepté de me prendre à l’essai. Une anecdote : j’étais tellement fort en dessin que j’ai demandé une augmentation un an après. Je venais de me marier. Le chef du personnel m’a dit « justement je suis content de vous voir, il fallait que je vous parle : à notre avis votre avenir n’est pas ici ». C’était il y a 46 ans.

Vous avez commencé par de petits boulots, mais ça vous a mis en contact avec les dessinateurs…

Dès ce moment j’ai commencé à connaître des Roba, des Franquin, d’autres auteurs. Et quand j’ai eu cette réflexion du chef du personnel, j’ai été chez Eddy Ryssac qui avait un studio de dessin animé lié à Dupuis. J’ai passé dix ans de caméra de dessin animé, et à ce moment j’ai vraiment rencontré tous les auteurs – certains qui faisaient leurs propres histoires, et d’autres qui dessinaient magnifiquement bien, mais ne savaient pas écrire de scénario. J’y ai vu un créneau et j’ai foncé dedans. Ca n’est pas venu tout de suite. Il m’a fallu dix ans. C’est ce que je dis aux jeunes qui veulent démarrer maintenant. Beaucoup s’imaginent qu’ils écriront un scénario et qu’on criera au génie. Ce n’est pas vraiment comme ça que ça se passe. Il faut procéder étape par étape. Ryssac et moi avons fait des petits trucs ensemble. Et puis Moris a quitté Dupuis pour Dargaud. Le départ de Lucky Luke a laissé une place vacante pour une série western. A ce moment j’étais prêt. J’ai pu présenter un scénario complet à Salvérius, et ce fut le départ des Tuniques bleues.

Vous avez également fait du lettrage…

Pendant ma première année, les BDs étaient toutes francophones. Mon premier travail a été de les re-lettrer en Flamand dans les bulles.

Vous n’êtes pas le seul à avoir commencé de cette manière. Gotlib aussi.

Et Salvérius, et Lambil. Beaucoup de dessinateurs ont commencé de cette manière. Et tous ont gardé cette qualité dans l’écriture. Regardez chez un Bédu par exemple, qui écrit ses textes à la plume… Presque tous les dessinateurs commencent leurs planches par le lettrage.

Maintenant le lettrage se fait par ordinateur.

Mais si vous en parlez aux anciens, ils vous diront que ça manque de cachet. C’est un peu comme le coloriage : malgré les avancées de l’informatique, certains préfèrent encore mettre en couleur eux-mêmes. Le lettrage, ça s’apprend comme le reste : il m’a fallu des mois et des mois pendant lesquels je ne faisais que ça, à jeter du papier parce que ce n’était pas assez bon. Quand je dis que Dupuis est ma seconde famille, c’est vrai. J’y ai tout fait : mise en couleur, lettrage, placement du tapis plain, réparation de l’électricité… et même j’ai même tapissé. Les murs de mon laboratoire étaient beige, et devaient être noirs. Personne pour le faire… J’ai tout fait. Tout!

Même du dessin. Vous n’avez brièvement dessiné qu’une seule série. Pourquoi n’avez-vous pas continué ?

J’avais pris l’habitude de présenter mes scénarios sous forme de petits croquis. Mais soyons honnête : si je présente le croquis d’une charge de cavalerie à un novice, il se demandera ce qu’il y a en dessous des cavaliers. Lambil a l’habitude : il sait que c’est des chevaux. La série que j’ai dessinée, Zotico, a été réalisée à la demande d’un rédacteur flamand. Je regrette parfois cette série : j’aimais bien de parler à ce petit palmier en plastique – qui existe d’ailleurs et qui me suit dans tous mes déménagements depuis 40 ans…

40 ans de carrière et, si j’ai bien calculé, 46 séries.

Ah, j’en avais calculé 36. Mais j’en oublie. On m’a consacré quelques expositions et chaque fois j’étais surpris de redécouvrir des séries que j’avais quelque peu oubliées.

Ca vous fait quand même plus d’une nouvelle série par an.

Mais maintenant je n’en fais plus que dix.

« Plus que dix » ?!?

En moyenne, neuf à dix albums par an. Avant, la moyenne était plus élevée. J’ai vieilli. Je marche moins vite. (sourire)…

Si tout le monde pouvait marcher aussi vite que vous… Chez vous, le vrai démarrage a été marqué par les Tuniques Bleues.

En général, on voit si une série marche au bout de 4 ou 5 albums. Dans le cas des Tuniques Bleues, ça a accroché assez vite.

Il faut dire que le deuxième album de la série, « Du Nord au Sud », était un album parfait.

Quand on a entamé la série, le registre était clairement comique, et le dessin de Salvérius était plus rond. Tout d’un coup, quand on a abordé la Guerre de Sécession, son dessin est devenu beaucoup plus réaliste – sans que je le lui demande. Et heureusement d’ailleurs : quand Lambil a repris la série (après la mort de Salvérius, NDLR), il a eu beaucoup moins de mal, puisqu’il venait d’un dessin réaliste (dans la série Sandy et Hoppy).

Ce côté semi-réaliste a permis d’introduire une note tragi-comique. C’est la guerre, et on la sent.

Vous savez, quand Jules César ouvrait la cervelle des Gaulois, ça ne devait pas être très drôle non plus. Et pourtant Astérix traverse tout ça avec un large sourire.

Astérix est dans le rêve. A l’inverse, dans les Tuniques Bleues, il y a des morts, et une sacrée documentation.

On est obligés. Nous sommes suivis par deux groupements de pros de la Guerre de Sécession. Ce sont des gens qui connaissent le Sud sur le bout des doigts, qui font des fiestas entre eux pendant lesquelles ils sont dans des uniformes dont le moindre bouton est authentique. C’est pour ça que nous n’avons pas le droit de nous tromper, ni dans les lieux, ni dans les dates, ni dans le nom des officiers. Et même chose du côté de Lambil, pour les armes, les étendards, les galons. Pour le sous-marin de l’album « le David », nous avons dû nous débrouiller avec des gravures d’époque. Vous voyez que je deviens bien, en matière de Guerre de Sécession !

Après 50 albums, disons que c’est relativement normal, non ?

Au moment des premiers albums, je n’aurais pas pu vous parler comme ça.

La plupart de vos albums ont une base historique…

Prenons l’album 51 (à paraître). Pour faire plaisir aux lecteurs, j’ai imaginé la jeunesse de Stark, vers 13-14 ans. A un moment donné, je l’envoie combattre les indiens Séminoles. C’est une culture complètement différente de celle des Apaches. Ils vivaient dans ce qui est aujourd’hui la région de Miami. Tout ça, et le West Point de l’époque, Lambil devra le reconstituer. Et il le fait bien. Maintenant, il est documenté à crever. Avec parfois des lacunes : dans l’histoire du bateau qui a coulé l’Alabama, il venait de Hollande. Recherches sur le port d’Amsterdam à l’époque. Mais Lambil a fait une déprime à l’époque : il y avait sur le pont de l’Alabama une pièce rare, un canon qui tournait sur un rail. Pas moyen de trouver la moindre docu. Et une fois qu’on a terminé l’album, nous avons reçu les plans, et jusqu’au menu de ce que les marins de l’Alabama avaient mangé la veille ! Ce n’est qu’après la réalisation de l’album que nous avons rencontré à Cherbourg les plongeurs qui, encore à l’heure actuelle, visitent l’épave de l’Alabama et le remontent pièce par pièce. Souvent, la doc arrive trop tard.

Après 50 albums, vous n’en avez pas marre ?

Non, justement ! J’ai fini le 51 et je me suis bien marré à le faire. Et j’ai trouvé l’idée du 52 : il y a eu une bataille (dont j’ai oublié le nom) dans la montagne, qui s’est déroulée entièrement dans le brouillard.

C’est Lambil qui sera content ! Moins de boulot !

Au contraire ! Dans ce cas, beaucoup de dessinateurs dessinent entièrement les personnages, puis y vont à la lame de rasoir pour les ambiances de brume. Enfin, c’est son problème.

Est-ce que vous comptez raconter l’histoire de chaque gradé ? Après tout, ce sont toujours les mêmes qu’on retrouve…

Ce n’est pas quelque chose sur quoi on peut s’attarder. Je l’ai fait pour Blutch et Chesterfield (qui tombe amoureux de sa Charlotte dans la boucherie). Je l’ai fait pour Stark à la demande de nombreux lecteurs. Mais sera tout.

Dans vos 46 séries, bon nombre ont disparu. Qu’est-ce qui fait la vie ou la mort d’une série ?

Le succès commercial, avant tout. J’ai vécu ça assez souvent : on démarre une série, on réalise 4 ou 5 albums, puis on reçoit un coup de téléphone et tout est fini pour cause de mévente. Il a des séries que j’aimais beaucoup, et pour lesquelles le public n’a pas accroché, je ne sais pas pourquoi. Je pense aux Voraces avec Glem, aux Mousquetaires avec Mazel.

Cette série était vraiment très bonne. A une époque, le dessin de Mazel pouvait presque être comparé à celui d’Uderzo. Pourquoi n’est elle pas parue en albums au bon moment ?

Mazel fait partie des rares auteurs qui, dans la maison, n’ont pas été poussés. On ne s’en occupait pas. Il a tout essayé : les Mousquetaires avec moi et en solo, une série western au féminin, Jessie Jane, puis on a recommencé ensemble Boulouloum et Guiliguili (qui sont devenus Caloum et Kong), les Paparazzi… Pourquoi est-ce que tout a loupé ? Il y a des bonnes fées, et parfois elles ne sont pas là… Il y a des mecs qui ont un dessin remarquable, et le public n’accroche pas. Quand on commence une série, on met tout dedans. Et quand on doit l’arrêter, tout s’écroule. Déjà pour le dessinateur, c’est affreux, et pour moi c’est un échec. Moi, je peux passer à autre chose, mais ce n’est pas nécessairement le cas du dessinateur. Et c’est de pire en pire, puisque maintenant il y a trop d’albums qui sortent. C’est de plus en plus dur d’accrocher une série. Il y a quand même une série qui me fait bien rire : le Vieux Bleu. Chaque année, Walthéry m’annonce qu’il va la relancer. Et il a le scénario du second volume depuis 14 ans !

Et que sont devenus Godasse et Godaille, votre série napoléonienne avec Jacques Sandron ?

Ah, là c’était différent. Sandron était employé chez Dupuis, comme moi. Puis un jour il a pris sa pension. Et la loi belge est stricte : une fois pensionné, vous n’avez plus le droit de travailler, ou alors un tout petit peu. Donc il a dû arrêter. Je le regrette, j’aimais beaucoup Sandron, et le personnage de Madame Sans Gène. C’est con, puisque les créatifs ne prennent pas la place d’un chômeur ! Dans une entreprise, je veux bien comprendre : place aux jeunes ! Mais pour des créatifs… On ne mélange pas la création à ce genre de chose ! Il faut se faire tout seul, et vous y arrivez ou vous n’y arrivez pas…

Et vous ?

Ah, je n’ai pas pris ma pension.

On peut comprendre, avec 50 millions d’albums vendus… Et Lambil ?

Lui, je ne peux pas en parler. Il est employé par sa société. Je ne sais pas comment ça va se passer.

La création, c’est quelque chose qui doit vous garder jeune. Si vous deviez arrêter du jour au lendemain, qu’est-ce que vous feriez ? De la pêche ?

C’est une bonne question. Vous avez vu que la Belgique est en tête du pourcentage de suicides ? A mon avis ce sont des gens qui ont dû s’arrêter. Je ne sais pas. Si je devais arrêter, c’est que je ne saurais plus le faire, ou que je ne m’amuse plus à le faire. Quand j’écris un scénario, il y a un truc qui m’indique que je suis sur la bonne voie. Et parfois, quand j’arrive au bout, je le déchire. Dans l’album Requiem pour un Bleu, arrivé à la page 18, j’ai dit à Lambil qu’on recommençait tout. Ca, c’est bon signe. Le jour où je me contenterai de rendre un scénario de manière mécanique, j’arrêterai. Il faut croire à ce qu’on fait. Ne jamais rentrer dans une routine. En écrivant le 51ème Tuniques Bleues, je rigolais. Vous verrez quand vous découvrirez ce que Stark a failli devenir ! Même Lambil a rigolé. Ca lui permet aussi de rentrer dans son personnage.

Vous avez été presque parfaitement fidèle à Dupuis.

J’ai bien réalisé les Toyotes avec Carpentier pour Casterman, et une série pour Dargaud, CRS-détresse, qui est maintenant chez nous. Mais comme je vous l’ai dit, Dupuis est ma seconde famille.

A une époque, vous scénarisiez la majorité des séries de Spirou – comme Greg le faisait dans Tintin. Mais lui est devenu rédacteur en chef, et vous pas. Pourquoi ?

On me l’a proposé, il y a très longtemps. Mais je ne me vois pas exercer un métier et reprocher à un autre ses idées dans ce même métier. Enfin, il y a eu une époque où on m’a fait passer pour le rédac’chef – et j’ai dû me couper la moustache pour que chaque lecteur en reçoive un poil. Dans les festivals, des gosses m’attendaient avec un cutter. Mais j’imagine qu’il y avait plus de lecteurs que de poils de moustache, et que certains ont dû se contenter de poils de brosse.

40 millions d’albums vendus, ça fait un sacré chiffre, non ?

Il n’y a pas si longtemps que je sais, par une enquête, le nombre d’albums que je vends. On a fait le compte : 19 millions de Tuniques Bleues, 15 millions de Cédric, à quoi vous rajoutez Pierre Tombal, Les Femmes en Blanc, L’Agent 212…

Et avec ça vous êtes encore belge ? Vous n’êtes pas devenu monégasque ou suisse ?

Ben non, je suis resté. C’est con, hein ?

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Interview réalisée par Geoffroy d'Ursel
Cette interview m'a été aimablement communiquée par l'équipe du site "Le Graphivore"
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Dossier BD

Interviews d'auteurs en collaboration avec "Le Graphivore"

  • François Schuiten

  • Jigounov - Mythic

  • Marc Cantin

  • Philippe Geluck

  • Raoul Cauvin

    Auteur(s) concerné(s)

    Cauvin (Raoul)

    Série BD

    Les Tuniques Bleues
    Cédric
    Les Femmes en Blanc
    L'Agent 212
    Pierre Tombal

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    Modifié pour la dernière fois le 11/23/2006